La grande manufacture

Photos: Giorgia Volpe, Lise Breton et Carrefour international des théâtre de Québec

Bien que ma pratique artistique relève des arts visuels, je travaille dans et avec le vivant. Mes oeuvres se définissent dans les mouvements qu’elles suggèrent aux passants / visiteurs / participants, dans les ouvertures qu’elles créent sur leur environnement, ses mémoires, son présent et ses imaginaires.  Je conçois d’ailleurs chacune de mes oeuvres comme un signal lancé vers l’autre, une ouverture créée dans un noyau sensible qui se déploie vers le dehors, et qui invite les passants à (re)découvrir et à (re)jouer leurs relations aux autres, au présent,  au cœur de l’histoire et  de l’espace qui les entoure.

La Grande Manufacture en est un exemple. Cette installation performative et environnementale a été présentée en 2017 et reprise en 2018 à la Place de l’Amérique Française, à Québec dans le cadre du parcours  déambulatoire Où tu vas quand tu dors en marchant du Carrefour International de Théâtre de Québec. L’installation, habitée par 15 femmes non actrices de différentes cultures et horizons professionnels, proposait au public de prendre part à une réelle relation de rencontre. Ce lieu de rencontre résultait de la transmission diversifiée du travail manuel et du partage de savoir-faire. Le titre lui-même, La Grande Manufacture,  faisait référence au passé industriel textile de la Ville de Québec et à l’implication des femmes dans l’histoire et l’économie du Québec. Le projet dialoguait aussi avec l’aspect historique du lieu puisque dans le passé, sur le site du Parc de l’Amérique française, les Sœurs de Bon Pasteur ont pris en charge les “filles de mauvaise vie”, filles-mères et prisonnières pour  leur offrir des formations telles que des cours de couture, dans l’intention d’accroître leur autonomie.

La Grande Manufacture a évoqué de manière ouverte et poétique les notions d’identité et de métissage à partir du travail et des savoir-faire individuels et collectifs. Dans ce contexte, la nécessité de la transmission s’est aussi imposée,  proposant aux visiteurs une expérience du vivre ensemble, du partage et de l’échange. Comment créer des espaces symboliques de rencontres autour de la question de l’intégration et de l’immigration, appréhendée de façon ouverte dans son acception historique et ses manifestations contemporaines, dans la trame du vécu ? La Grande Manufacture a été en quelque sorte un projet qui s’est déployé  sur la place publique pour chercher à s’ancrer davantage dans l’espace public, une forme de mémoire collective visualisée dans le prisme de ses composantes sociales. Dans une dynamique métissée et chorale, La Grande Manufacture a tissé et lié passé et présent, ici et ailleurs, MOI et L’AUTRE.

Créé en 2009, Où tu vas quand tu dors en marchant…? fait maintenant partie de l’image de marque de la Capitale. Fort de son succès artistique, populaire et critique, le spectacle accueille chaque année environ 100 000 spectateurs. Depuis ses débuts, il a exploré successivement les quartiers Montcalm, Saint-Sauveur, Saint-Roch et le Vieux-Québec. La Grande Manufacture a été présentée à la Place de l’Amérique Française lors de sa 5e mouture en 2017 et 2018.

LA GRANDE MANUFACTURE : LE FLEURDELISÉ EN COURTEPOINTE VU PAR GIORGIA VOLPE

Parcours Où tu vas quand tu dors en marchant dans le cadre du Carrefour International de Théâtre de Québec 2017/2018

Par Hélène Matte

Du 25 mai au 10 juin, du jeudi au samedi, l’installation La grande manufacture de Giorgia Volpe a pris vie. Il y avait d’abord des dizaines de bobines géantes, couchées ou debout, çà et là. Certaines étaient utilisées comme tables. Au centre de chacune d’elles, une femme s’affairait. Il y avait la douce lavandière qui repassait des tabliers, la délicate brodeuse, celle qui fabriquait des fleurs en tissu et en offrait aux passants, celle encore qui cousait des poupées fétiches tandis qu’une autre créait des animaux en feutre et les posait sur un globe terrestre ; l’une avait les mains à la pâte pendant que l’autre dessinait au henné des motifs sur les mains des passants ; l’une portant un casque de construction concevait des architectures improbables en pliant des bandes alors qu’une autre encore filait des rubans magnétiques pour concevoir d’étranges sphères et qu’une dernière sertissait des boîtes de conserve dans lesquelles elle prétendait mettre de la poésie.

Les gestes répétés avec minutie et patience avaient tantôt la beauté tendre du travail quotidien, tantôt l’attraction du jeu absurde. Chaque femme, par son labeur soutenu, amenait son lot de curiosités et d’intrigues. Ce qui les liait entre elles, c’était le dispositif dans lequel elles prenaient place. Chacune de leur bobine comportait un mât avec un système de poulies qui leur permettait d’accrocher, puis de hisser et d’étendre, comme sur une corde à linge, un morceau de leur travail lorsque la cloche de la manufacture retentissait : tresses, plans d’architecture, balles et broderies ; la poète y pinçait quant à elle, lettre par lettre, une expression typiquement québécoise et somme toute paradoxale : « C-E-S-T-D-E-V-A-L-E-U-R ». « C’est de valeur » affichait ainsi son ambiguïté, voulant dire tantôt, comme l’usage l’entend, « c’est dommage » ou bien affirmant « ça le vaut » dans le sens de « c’est important » ou, on n’aime pas l’entendre, « ça se monnaie ».

On trouvait cette même ambiguïté dans l’élément visuel principal qui constituait l’installation : les nappes couvrant les surfaces de travail. Celles-ci étaient faites avec de vrais drapeaux du Québec découpés et reconstitués, à la fois défigurés et reconnaissables. L’artiste, dont la démarche exploite constamment la récupération d’objets et leur transformation en séries, s’était procuré quelques centaines de drapeaux directement du fabricant. Elle avait obtenu les excédents de fabrication voués à la poubelle parce que pris en défaut dès leur conception. Dans un geste symboliquement fort et pratiquement monumental, l’artiste leur a redonné vie, métamorphosant l’emblème en article à la fois décoratif et utilitaire. En observant davantage, on pouvait remarquer que les drapeaux défectueux avaient également servi à concevoir des tabliers et des cravates. Qu’est-ce à dire ? Ce détournement constituait-il une profanation ou un sauvetage ? Un dommage ou un hommage ? Le geste est de toute manière franchement audacieux et son résultat, superbe. Les bobines soigneusement éclairées de l’intérieur se transformaient en lanternes bleues et blanches illuminant le soir. Ainsi, les simples cordes à linge n’étaient plus banales : dans un jeu d’inversion, les poteaux devenaient les mâts au bout desquels les objets se faisaient étendards. Dis-moi ce que tu fabriques, je te dirai qui tu es : voilà la nouvelle question identitaire du Québec posée par Giorgia Volpe.

La plupart des femmes, issues de l’immigration, portaient sur elles des vêtements coutumiers (chapeaux, robe, voile) rappelant leur origine birmane, chinoise, mongole, congolaise, sénégalaise, afghane… Le tout conférait à la proposition l’aspect d’une exposition universelle, particulièrement lorsque les membres du public leur demandaient d’où elles venaient et quelles étaient leur histoire. Fouillant les détails personnels plutôt qu’abordant l’ensemble de l’oeuvre, certains passaient outre la part onirique de la proposition : un Québec rêvé mettant en valeur une collectivité de femmes, certes, mais saluant surtout l’accomplissement d’une main-d’oeuvre laborieuse et autrement invisible, qui manifeste une créativité sans relâche avec ce que la création comporte, soit du travail, mais aussi de la douce folie.

Giorgia Volpe elle-même, un peu en retrait, tressait des hamacs en récupérant des tubulures qui, dans leur autre vie, servaient au transport d’eau d’érable. Une série de hamacs conçus par l’artiste étaient d’ailleurs suspendus entre les arbres longeant la lignée de drapeaux du Québec aux abords du parc. On était invité à s’étendre sur les hamacs et à écouter des propos diffusés de part et d’autre par des caisses de son apposées çà et là, offrant une panoplie de témoignages de femmes de Québec. Par exemple, l’une racontait les conditions de travail difficiles à l’époque de la Dominion Corset, avant le déménagement de la compagnie du quartier Saint-Roch à une maquiladoras mexicaine. Une autre témoignait de son passage de fille à femme et de la vie dans un village nord-africain à l’adaptation urbaine nord-américaine. D’autres encore partageaient leurs expériences des Cercles fermières de la région : comment elles s’y accomplissaient et y vivaient une sororité certaine. On comprend finalement que ce sont ces Cercles de fermières, avec qui Volpe a collaboré, qui ont servi de modèles positifs à l’ensemble de La grande manufacture, ce portrait fantasmé du Québec comme ouvrier du monde.

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